Cinquante ans, c’est souvent être à mi-chemin de sa vie, de beaux souvenirs derrière soi et de beaux projets à venir, la vie qui palpite à l’intérieur de ta poitrine ; c’est parfois se retrouver dans le tumulte de la crise de la cinquantaine, mais cette crise n’aurait aucun sens si l’on n’était pas vivant.
Cinquante ans, quelquefois, c’est un lit d’hôpital dans un service blanc-gris, à appréhender la mort en faisant des mots croisés, parce que c’est tout ce qu’il te reste, parce qu’une simple douche est trop coûteuse en énergie. La vie qui s’effrite, grignotée par la maladie ; ne restent que des miettes déchues, et tu les ramasses, coûte que coûte ; ces miettes-là valent de l’or pour toi. Chaque matin, un trait grossier d’eye-liner sur tes paupières et un sourire qui apprête courageusement tes lèvres, une jupe ou un foulard colorés choisis avec soin, un raid jusqu’au fauteuil comme l’on escaladerait le Mont-Blanc, le journal du jour entre les mains, trois gorgées de bouillon clair par repas, puis deux, puis plus rien ne passe sans que tu vomisses, et tu t’inquiètes un peu naïvement que ton intestin « perde l’habitude de travailler ». Ta dignité péniblement préservée entre ces quatre murs.
Jeudi, tu es belle. Tes deux ados reviennent de leurs vacances ; tu es belle pour eux, tu as réuni toutes tes forces pour leur offrir la plus belle image de toi. Ultime preuve d’amour.
Vendredi, c’est un jour sans. Tu les attendais en serrant les dents, tes deux amours, et maintenant ton corps lâche prise. Je te sens glisser, mais j’essaie d’y croire encore un peu avec toi ; j’essaie de glisser quelques soupçons d’espoir entre tes draps. Parce que la mort est si intolérable, si insoutenable ; même pour un mourant.
Week-end ; tu capitules. Lexique médical de l’horreur pour résumer ces quarante-huit heures. Vomissements fécaloïdes, sonde naso-gastrique, morphine…
Je te retrouve lundi, tu es méconnaissable. Tes cheveux ont blanchi, ta peau est grisâtre, tes yeux creusés, tu dis des mots que l’on ne comprend pas. Il n’y a plus de vêtement coloré, il n’y a d’ailleurs plus de couleurs ; il n’y a plus de place pour les sourires, il n’y a plus d’énergie pour assurer la dignité. Et pourtant, dans la confusion, tu te débats encore, et l’on démêle les mots oncologue et chimiothérapie. Aspirée par la mort, t’accrochant à la vie jusqu’au dernier instant, bien que la partie soit déjà terminée.
Le soir je pars sur la pointe des pieds, si lâche, effrayée, soulagée de passer le relai pour ne pas avoir à faire face à l’inévitable fatalité. Je ne pense pas te retrouver.
Mais mardi tu es encore là, contre toute attente ; vivante, si l’on puit dire. Teint carton-pâte, haletante, gémissante, en lutte. Seule, j’essaie comme je peux de te soulager avec mes pauvres munitions médicamenteuses ; démunie malgré tout par ta souffrance.
Puis tu cesses de respirer. Ton mari panique, appelle à l’aide, t’appelle, te secoue tendrement. Quand j’entre dans la chambre, tu reprends bruyamment ton souffle. Le dernier, si reconnaissable, celui à partir duquel la vie s’échappe. Et les yeux de ton homme se remplissent d’un soulagement terrible, persuadé que ta vie a repris son cours ; comment une inspiration pourrait-elle être signe de mort ? Mon regard puis mes mots avortent cruellement ses espoirs, les piétinent. Et ce colosse solide se craquelle puis s’effondre. Veuf cinquantenaire en chute libre, brisé, cassé à jamais, soigneusement démoli par mes soins.
Pardon de ne pas avoir réussi à t’offrir la mort sereine que tu aurais mérité.